La Formation Permanente de la Alta Vendita
Par Jacques Crétineau-Joly
Jacques Augustin Marie Crétineau-Joly, né à Fontenay-le-Comte (Vendée) le 23 septembre 1803 et mort à Vincennes (Seine) le 1er janvier 1875, est un historien, journaliste et essayiste français.
Le document La Formation Permanente de la Alta Vendita (Haute Vente), était un document Carbonari (maçonnique) qui dressait tout un plan d'infiltration et de corruption de l'Église catholique. Ces papiers tombèrent entre les mains du Pape Grégoire XVI. Ce document fut publié à la requête du Pape Pie IX par Crétineau-Joly dans son livre : L'Eglise Romaine en face de la Révolution. Par son Bref d'approbation du 25 février 1861 adressé à l'auteur, le Pape Pie IX a garanti l'authenticité des documents révélés mais il n'a autorisé personne à divulguer les vrais noms des membres de la Alta Vendita impliqués dans les documents, sous le pseudonyme de Nubius (juif talmudiste).
La régénération de l'Italie et du monde entier ne pouvait être conquise que par des moyens extraordinaires. Vivifier et propager l'idée démocratique était le rêve de tous les cerveaux malades, dans la Franc-Maçonnerie comme dans l'Illuminisme. Les Rois n'avaient ni assez d'énergie pour l'accepter, ni assez de force pour la combattre. Ils passaient sans laisser de trace.
L'Église seule restait debout au milieu des ruines ; seule Elle survivait aux révolutions et aux cataclysmes ; ce fut donc à l'Église Romaine qu'une phalange de volontaires se proposa d'adresser tous les coups. L'Église ne pouvait jamais pactiser avec eux ; ils s'en constituèrent les plus irréconciliables ennemis. Mais leur hostilité ne s'évapora ni en turbulences impies ni en provocations insensées ; ils eurent le calme du sauvage et l'impassibilité du diplomate anglais. Quand leurs batteries furent dressées et qu'ils se virent prendre pied dans toutes les principales cités où s'élaborait le complot antichrétien, ils rédigèrent une instruction permanente, code et guide des initiés les plus avancés. Cette instruction, la voici traduite de l'italien dans son effrayante crudité :
« Depuis que nous sommes établis en corps d'action et que l'ordre commence à régner au fond de la vente la plus reculée comme au sein de celle la plus rapprochée du centre, il est une pensée qui a toujours profondément préoccupé les hommes qui aspirent à la régénération universelle : c'est la pensée de l'affranchissement de l'Italie, d'où doit sortir à un jour déterminé l'affranchissement du monde entier, la République fraternelle et l'harmonie de l'humanité. Cette pensée n'a pas encore été saisie par nos frères d'au delà des Alpes. Ils croient que l'Italie révolutionnaire ne peut que conspirer dans l'ombre, distribuer quelques coups de poignard à des sbires ou à des traîtres, et subir tranquillement le joug des événements qui s'accomplissent au delà des monts pour l'Italie, mais sans l'Italie. Cette erreur nous a été déjà fatale à plusieurs reprises. Il ne faut pas la combattre avec des phrases, ce serait la propager; il faut la tuer avec des faits. Ainsi, au milieu des soins qui ont le privilège d'agiter les esprits les plus puissants de nos Ventes, il en est un que nous ne devons jamais oublier.
« La Papauté a exercé de tout temps une action toujours décisive sur les affaires d'Italie. Par le bras, par la voix, par la plume, par le cœur de ses innombrables évoques, prêtres, moines, religieuses et fidèles de toutes les latitudes, la Papauté trouve des dévouements sans cesse prêts au martyre et à l'enthousiasme. Partout où il lui plaît d'en évoquer, elle a des amis qui meurent, d'autres qui se dépouillent pour elle. C'est un levier immense dont quelques papes seuls ont apprécié toute la puissance (encore n'en ont-ils usé que dans une certaine mesure). Aujourd'hui il ne s'agit pas de reconstituer pour nous ce pouvoir, dont le prestige est momentanément affaibli; notre but final est celui de Voltaire et de la Révolution française, l'anéantissement à tout jamais du Catholicisme et même de l'idée chrétienne, qui, restée debout sur les ruines de Rome, en serait la perpétuation plus tard. Mais pour atteindre plus certainement ce but et ne pas nous préparer de gaieté de cœur des revers qui ajournent indéfiniment ou compromettent dans les siècles le succès d'une bonne cause, il ne faut pas prêter l'oreille à ces vantards de Français, à ces nébuleux Allemands, à ces tristes Anglais qui s'imaginent tous tuer le Catholicisme tantôt avec une chanson impure, tantôt avec une déduction illogique, tantôt avec un grossier sarcasme passé en contrebande comme les cotons de la Grande-Bretagne. Le Catholicisme a la vie plus dure que cela. Il a vu de plus implacables, de plus terribles adversaires, et il s'est souvent donné le malin plaisir de jeter de l'eau bénite sur la tombe des plus enragés. Laissons donc nos frères de ces contrées se livrer aux intempérances stériles de leur zèle anticatholique ; permettons-leur même de se moquer de nos madones et de notre dévotion apparente. Avec ce passeport, nous pouvons conspirer tout à notre aise et arriver peu à peu au terme proposé.
« Donc, la Papauté est depuis seize cents ans inhérente à l'histoire de l'Italie. L'Italie ne peut ni respirer, ni se mouvoir sans la permission du Pasteur suprême. Avec lui, elle a les cent bras de Briarée ; sans lui, elle est condamnée à une impuissance qui fait pitié. Elle n'a plus que des divisions à fomenter, que des haines à voir éclore, que des hostilités à entendre surgir de la première chaîne des Alpes au dernier chaînon des Apennins. Nous ne pouvons pas vouloir un pareil état de choses; il importe donc de chercher un remède à cette situation. Le remède est tout trouvé. Le Pape, quel qu'il soit, ne viendra jamais aux Sociétés secrètes : c'est aux Sociétés secrètes à faire le premier pas vers l'Église, dans le but de les vaincre tous deux.
« Le travail que nous allons entreprendre n'est l'œuvre ni d'un jour, ni d'un mois, ni d'un an ; il peut durer plusieurs années, un siècle peut-être ; mais dans nos rangs le soldat meurt et le combat continue.
« Nous n'entendons pas gagner les papes à notre cause, en faire des néophytes de nos principes, des propagateurs de nos idées. Ce serait un rêve ridicule, et de quelque manière que tournent les événements, que des cardinaux ou des prélats, par exemple, soient entrés de plein gré ou par surprise dans une partie de nos secrets, ce n'est pas du tout un motif pour désirer leur élévation au siège de Pierre. Cette élévation nous perdrait. L'ambition seule les aurait conduits à l'apostasie, le besoin du pouvoir les forcerait à nous immoler. Ce que nous devons demander, ce que nous devons chercher et attendre, comme les Juifs attendent le Messie, c'est un pape selon nos besoins. Alexandre VI avec tous ses crimes privés ne nous conviendrait pas, car il n'a jamais erré dans les matières religieuses. Un Clément XIV, au contraire, serait notre fait des pieds à la tête. Borgia était un libertin, un vrai sensualiste du dix-huitième siècle, égaré dans le quinzième. II a été anathématisé malgré ses vices, par tous les vices de la philosophie et de l'incrédulité, et il doit cet anathème à la vigueur avec laquelle il défendit l'Église. Ganganelli se livra pieds et poings liés aux ministres des Bourbons qui lui faisaient peur, aux incrédules qui célébraient sa tolérance, et Ganganelli est devenu un très grand pape. C'est à peu près dans ces conditions qu'il nous en faudrait un si c'est encore possible. À Veccela nous marcherons plus sûrement à l'assaut de l'Église, qu'avec les pamphlets de nos frères de France et l'or même de l'Angleterre. Voulez-vous en savoir la raison ? C'est qu'avec cela, pour briser le rocher sur lequel Dieu a bâti son Église, nous n'avons plus besoin de vinaigre annibalien, plus besoin de la poudre à canon, plus besoin même de nos bras. Nous avons le petit doigt du successeur de Pierre engagé dans le complot, et ce petit doigt vaut pour cette croisade tous les Urbains II et tous les saint Bernard de la Chrétienté.
« Nous ne doutons pas d'arriver à ce terme suprême de nos efforts ; mais quand ? mais comment ? L'inconnue ne se dégage pas encore. Néanmoins, comme rien ne doit nous écarter du plan tracé, qu'au contraire tout y doit tendre, comme si le succès devait couronner dès demain l'œuvre à peine ébauchée, nous voulons, dans cette instruction qui restera secrète pour les simples initiés, donner aux préposés de la Vente suprême des conseils qu'ils devront inculquer à l'universalité des frères, sous forme d'enseignement ou de mémorandum. Il importe surtout et par une discrétion dont les motifs sont transparents, de ne jamais laisser pressentir que ces conseils sont des ordres émanés de la Vente. Le Clergé y est trop directement mis enjeu, pour qu'on puisse, à l'heure qu'il est, se permettre de jouer avec lui comme avec un de ces roitelets ou de ces principicules, sur lesquels on n'a besoin que de souffler pour les faire disparaître.
« Il y a peu de chose à faire avec les vieux cardinaux ou avec les prélats dont le caractère est bien décidé. Il faut les laisser incorrigibles à l'école de Consalvi ou puiser dans nos entrepôts de popularité ou d'impopularité les armes qui rendront inutile ou ridicule le pouvoir entre leurs k mains. Un mot qu'on invente habilement et qu'on a l'art de répandre dans certaines honnêtes familles choisies, pour que de là il descende dans les cafés et des cafés dans la rue, un mot peut quelquefois tuer un homme. Si un prélat arrive de Rome pour exercer quelque fonction publique au fond des provinces, connaissez aussitôt son caractère, ses antécédents, ses qualités, ses défauts surtout. Est-il d'avance un ennemi déclaré ? un Albani, un Pallotta, un Bernetti, un délia Genga, un Rivarola ? Enveloppez-le de tous les pièges que vous pourrez tendre sous ses pas ; créez-lui une de ces réputations qui effrayent les petits enfants et les vieilles femmes ; peignez-le cruel et sanguinaire ; racontez quelques traits de cruauté qui puissent facilement se graver dans la mémoire du peuple.
« Quand les journaux étrangers recueilleront par nous ces récits qu'ils embelliront à leur tour, inévitablement par respect pour la vérité, montrez, ou plutôt faites montrer par quelque respectable imbécile ces feuilles où sont relatés les noms et les excès arrangés des personnages. Comme la France et l'Angleterre, l'Italie ne manquera jamais de ces plumes qui savent se tailler dans des mensonges utiles à la bonne cause. Avec un journal dont il ne comprend pas la langue, mais où il verra le nom de son délégat ou de son juge, le peuple n'a pas besoin d'autres preuves. Il est dans l'enfance du Libéralisme, il croit aux Libéraux comme plus tard il croira en nous ne savons trop quoi.
« Écrasez l'ennemi quel qu'il soit, écrasez le puissant à force de médisances ou de calomnies ; mais surtout, écrasez-le dans l'œuf. C'est à la jeunesse qu'il faut aller ; c'est elle qu'il faut séduire, elle que nous devons entraîner, sans qu'elle s'en doute, sous le drapeau des Sociétés secrètes. Pour avancer à pas comptés, mais sûrs, dans cette voie périlleuse, deux choses sont nécessaires de toute nécessité. Vous devez avoir l'air d'être simples comme des colombes, mais vous serez prudents comme le serpent. Vos pères, vos enfants, vos femmes elles-mêmes, doivent toujours ignorer le secret que vous portez dans votre sein, et s'il vous plaisait, pour mieux tromper l'œil inquisitorial, d'aller souvent à confesse, vous êtes comme de droit autorisé à garder le plus absolu silence sur ces choses. Vous savez que la moindre révélation, que le plus petit indice, échappé au tribunal de la pénitence, ou ailleurs, peut entraîner de grandes calamités, et que c'est son arrêt de mort que signe ainsi le révélateur volontaire ou involontaire.
« Or donc, pour nous assurer un Pape dans les proportions exigées, il s'agit d'abord de lui façonner, à ce Pape, une génération digne du règne que nous rêvons. Laissez de côte la vieillesse et l'âge mûr; allez à la jeunesse, et, si c'est possible, jusqu'à l'enfance. N'ayez jamais pour elle un mot d'impiété ou d'impureté : Maœima débetur puero reverentia. N'oubliez jamais ces paroles du poète, car elles vous serviront de sauvegarde contre des licences dont il importe essentiellement de s'abstenir dans l'intérêt de la cause. Pour la faire fructifier au seuil de chaque famille, pour vous donner droit d'asile au foyer domestique, vous devez vous présenter avec toutes les apparences de l'homme grave et moral. Une fois votre réputation établie, dans les collèges, dans les gymnases, dans les universités et dans les séminaires, une fois que vous aurez capté la confiance des professeurs et des étudiants, faites que ceux qui principalement s'engagent dans la milice cléricale aiment à rechercher vos entretiens. Nourrissez leurs esprits de l'ancienne splendeur de la Rome papale. II y a toujours au fond du cœur de l'Italien un regret pour la Rome républicaine. Confondez habilement ces deux souvenirs l'un dans l'autre. Excitez, échauffez ces natures si pleines d'incandescence et de patriotique orgueil. Offrez-leur d'abord, mais toujours en secret, des livres inoffensifs, des poésies resplendissantes d'emphase nationale, puis peu à peu vous amenez vos dupes au degré de cuisson voulu. Quand sur tous les points à la fois de l'État ecclésiastique ce travail de tous les jours aura répandu nos idées comme la lumière, alors vous pourrez apprécier la sagesse du conseil dont nous prenons l'initiative.
« Les événements, qui, selon nous, se précipitent trop vite vont nécessairement appeler, d'ici à quelques mois, une intervention armée de l'Autriche. Il y a des fous qui, de gaieté de cœur, se plaisent à jeter les autres au milieu des périls, et cependant ce sont ces fous qui, à une heure donnée, entraînent jusqu'aux sages. La révolution que l'on fait méditer à l'Italie n'aboutira qu'à des malheurs et à des proscriptions. Rien n'est mûr, ni les hommes, ni les choses, et rien ne le sera encore de bien longtemps; mais de ces malheurs, vous pourrez facilement tirer une nouvelle corde à faire vibrer au cœur du jeune clergé. Ce sera la haine de l'étranger. Faites que l'Allemand (il Tedesco) soit ridicule et odieux avant même son entrée prévue. A l'idée de suprématie pontificale, mêlez toujours le vieux souvenir des guerres du Sacerdoce et de l'Empire. Ressuscitez les passions mal éteintes des Guelfes et des Gibelins, et ainsi, vous vous arrangerez à peu de frais une réputation de bon catholique et de patriote pur.
« Cette réputation donnera accès à nos doctrines au sein du jeune clergé comme au fond des couvents. Dans quelques années, ce jeune Clergé aura, par la force des choses, envahi toutes les fonctions ; il gouvernera, il administrera, il jugera, il formera le conseil du souverain, il sera appelé à choisir le Pontife qui devra régner, et ce Pontife, comme la plupart de ses contemporains, sera nécessairement plus ou moins imbu, des principes italiens et humanitaires que nous allons commencer à mettre en circulation. C'est un petit grain de sénevé que nous confions à la terre; mais le soleil des justices le développera jusqu'à la plus haute puissance, et vous verrez un jour quelle riche moisson ce petit grain produira.
« Dans la voie que nous traçons à nos frères, il se trouve de grands obstacles à vaincre, des difficultés de plus d'une sorte à surmonter. On en triomphera par l'expérience et par la perspicacité ; mais le but est si beau, qu'il importe de mettre toutes les voiles au vent pour l'atteindre. Vous voulez révolutionner l'Italie, cherchez le Pape dont nous venons de faire le portrait. Vous voulez établir le règne des élus sur le trône de la prostituée de Babylone, que le Clergé marche sous votre étendard en croyant toujours marcher sous la bannière des Clefs apostoliques. Vous voulez faire disparaître le dernier vestige des tyrans et des oppresseurs, tendez vos filets comme Simon Barjone ; tendez-les au fond des sacristies, des séminaires et des couvents plutôt qu'au fond de la mer : et si vous ne précipitez rien, nous vous promettons une pêche plus miraculeuse que la sienne. Le pêcheur de poissons devint pêcheur d'hommes ; vous, vous amènerez des amis autour de la Chaire apostolique. Vous aurez péché une révolution en tiare et en chape, marchant avec la croix et la bannière, une révolution qui n'aura besoin que d'être un tout petit peu aiguillonnée pour mettre le feu aux quatre coins du monde.
« Que chaque acte de votre vie tende donc à la découverte de cette pierre philosophale. Les alchimistes du moyen âge ont perdu leur temps et l'or de leurs dupes à la recherche de ce rêve. Celui des Sociétés secrètes s'accomplira par la plus simple des raisons : c'est qu'il est basé sur les passions de l'homme. Ne nous décourageons donc ni pour un échec, ni pour un revers, ni pour une défaite ; préparons nos armes dans le silence des Ventes ; dressons toutes nos batteries, flattons toutes les passions, les plus mauvaises comme les plus généreuses, et tout nous porte à croire que ce plan réussira un jour au delà même de nos calculs les plus improbables ... »
Source : Jacques Crétineau-Joly, L'Église Romaine en face de la Révolution, 1859.